Bérénice, un quartet improbable.

Il s'agit en effet d'une distribution inattendue tant les acteurs semblent à première vue entretenir des liens peu naturels avec leurs rôles, des rôles dont ils n'auraient osé rêver, eux-mêmes me l'ont avoué...

Le fait d'être étranger, aux autres et à soi, est au cœur de mon propos. Le personnage principal de la pièce Bérénice incarne l'exclusion même, du fait de son identité étrangère. Et malgré l'amour, malgré la force d'une histoire commune, Bérénice reste une immigrante au cœur d'un conflit où les intérêts prennent le pas sur les sentiments. Qu'un homme, Shahrokh Moskhin Ghalam, d'origine perse, joue le rôle d'une femme, Bérénice, qu'une femme, Céline Samie, porte celui d'Antiochus ou que le premier comédien noir jamais entré à la Comédie-Française, Bakary Sangaré, devienne Titus, futur empereur de Rome, me permet de déplacer la question du rôle, de l'incarnation vers celle de la prise en charge d'une partition.. Comment ainsi confronter le corps dansant et romantique de Shah à une Bérénice masculine, presque virile dans ses décisions - c'est elle qui, alors même que les sentiments et les apparences se décomposent au fil de l'action, semble décider de la progression de la tragédie et de son dénouement même ?

Et si Bruno Raffaelli joue Paulin, il incarne également les autres confidents, Arsace et Phénice, ce qui exige de lui une vraie gymnastique mentale. C'est cette tension du déplacement, celui des codes et des perceptions, que je recherche comme point de départ d'une exploration.



Bérénice, l'incarnation du renoncement et de la résignation.

Sans cesse, Bérénice est tiraillée par ce dilemme ; doit-elle renoncer à l'amour ou au pouvoir ? Doit-elle abandonner la gloire ou délaisser ses sentiments ? « Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ? » dit-elle. Elle se bat. Mais quand elle est prête à renoncer à la grandeur du royaume pour vivre pleinement son amour, c'est Titus, nouvellement nommé empereur de Rome, qui ne peut plus renoncer à sa propre gloire. Pour lui, « il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. » Mais n'est-ce pas par amour pour Titus que Bérénice renonce à vivre son amour afin de laisser l'empereur jouir de sa gloire ? La musique, la construction et le rythme de l'alexandrin de Racine ne doivent pas sacrifier la pensée, le sens de la tragédie. Les mots disent tout, et l'action entière est énoncée par les personnages. Les corps évoluent, les personnages passent d'un état supérieur, fort, altier, à des états de grande fragilité, de perdition, d'éreintement. C'est au nom de l'amour que les corps renoncent à se rencontrer. Ce sont ces états mouvants qui me bouleversent et me passionnent. C'est ce que les comédiens de la troupe et moi-même tentons d'exploiter et de mettre en lumière.



Une étrangère, au même titre que les tirailleurs ou les expulsés.

Bérénice est aussi la pièce des solitudes. Racine écrit la tragédie de l'isolement de chaque partie du trio amoureux, de Bérénice, d'Antiochus ou de Titus. Chacun ne voit que celui qui ne veut pas le voir. Cette solitude, Bérénice va devoir la supporter dans son « Orient désert », quand elle retourne dans son pays après cinq ans d'absence. Bérénice renonce, s'éloigne parce qu'elle est étrangère, et qu'on ne peut admettre à Rome qu'un sang d'Orient se mélange au sang du souverain. Bérénice raconte une expulsion. Cette question me paraît essentielle, elle seule donne un sens à ma présence aujourd'hui à la Comédie-Française. Je suis un artiste chorégraphe né au Zaïre. J'ai vu mon pays devenir le Congo. J'ai demandé un titre de séjour pour pouvoir travailler en France. Bérénice a donné son sang pour ce nouvel empereur. Qu'est-ce qui fait d'elle encore une étrangère ? Dans l'histoire récente de France, des tirailleurs africains sont venus se battre et mourir sous le drapeau tricolore. Une fois la paix revenue, ces hommes, repartis vivre en Afrique, ont été massacrés parce qu'ils estimaient mériter le même traitement que les combattants français. Qu'est-ce qui fait que l'on reste ou non un étranger ? Est-ce l'histoire commune, est-ce un territoire partagé ? Sommes-nous condamnés par le sang à une histoire donnée ? Le renoncement et le départ de Bérénice s'interprètent comme un aveu d'échec, une impuissance et une résignation. Bérénice repart pour le désert d'Orient. Elle choisit de partir, elle renonce. Mais a-t-elle le choix ? Elle est expulsée. Je ne peux travailler ici sans penser à mes amis congolais, arrivés sur le territoire français pour tenter leur chance, et qui se trouvent aujourd'hui dans des situations irrégulières, sans papier. Il m'est arrivé de prendre un avion pour le Congo et d'assister à la révolte d'un expulsé ; j'ai vu un homme sortir des toilettes de l'avion recouvert de ses propres excréments pour faire reculer l'échéance et provoquer le retard de l'appareil. Il est expulsé : il finira par partir pour le Congo, par cargo ou par charter. Pour ma part, quand je retourne dans mon pays, je me sens seul, différent, étranger partout là-bas comme ici. Et le poète Adonis écrit : « Comment marcher vers moi-même/ Vers mon peuple/ Avec mon sang en feu et mon histoire en ruine ? » Terre d'exil ou pays natal, est-ce que toute terre n'est pas une terre d'exil ? Peut-être que ma seule patrie aujourd'hui, c'est mon corps.



Trembler toujours, sous la menace, la peur, l'effroi.

Toute l'action est racontée, précisément, clairement. Mais parmi les mots mêmes, un terme revient, régulièrement, souvent : le verbe trembler. Aux comédiens de Bérénice, j'ai demandé de réfléchir à ce terme, de questionner ce qui peut provoquer chez eux des tremblements. J'ai voulu qu'ils s'interrogent sur cette action, ce mouvement, cette réaction du corps. Qu'est-ce qui tremble à ce point dans le corps de Bérénice ? Qu'est-ce qui fait trembler sa main quand elle s'exprime, quand elle décide de partir ? Quelle est cette sorte de vague sourde ou monumentale qui fait que le corps agit, parle, et qui fait jaillir la parole ? La dimension chorégraphique de mon travail se situe dans ce mouvement simple, parfois imperceptible ; cet état physique qui affecte la manière de dire, les émotions, les décisions, les mots eux-mêmes. C'est le tremblement.



Les fantômes du Français, le passé éradiqué du Congo.

Klaus Michael Grüber fut le dernier metteur en scène à avoir monté ici même, Salle Richelieu, la tragédie de Racine. Je ne peux pas travailler sans me référer à ce travail, à l'espace ou aux costumes alors choisis pour Bérénice. Je suis aussi frappé par le caractère muséal de la Comédie-Française, qui conserve ses archives, ses costumes, les détails des costumes, ses accessoires, certains de ses décors ou de ses toiles. On garde ici les traces du passé, on les liste, on les archive. J'ai grandi dans un pays où le passé s'efface systématiquement : le Zaïre est devenu le Congo, chaque nouvelle personne arrivée au pouvoir éradique les traces, les noms, l'histoire. Aussi les questions de la mémoire et du patrimoine sont désormais au cœur de mes préoccupations. Depuis sept ans, dans toutes mes pièces figure(nt) un ou plusieurs cadre(s) vide(s) ; comme pour mieux mesurer, délimiter, circonscrire un espace, le clarifier, en réaction certainement au chaos et aux amnésies chroniques qui sévissent dans mon pays. La Comédie-Française, à l'opposé, accumule les marques du passé. Kantor prétendait qu'il n'avait pas de comptes à rendre à ses ancêtres, mais à ceux qui l'entouraient « ici et maintenant ». Mais comment éviter de reproduire les mêmes erreurs si l'on ne se réfère pas au passé ? J'apprends à mon tour, j'ai visité les réserves des costumes. À la bibliothèque musée de la Comédie-Française, j'étudie comment Bérénice a été interprétée. J'ai sélectionné onze costumes historiques, choisis pour des raisons esthétiques, symboliques ou dramaturgiques. J'ai choisi la cuirasse de Richard III, ou celle de Titus que portait Richard Fontana dans la mise en scène de Grüber. Le comédien lui-même est mort tragiquement du sida. Cette maladie continue de ravager aujourd'hui l'Afrique ; sa cuirasse en est un signe, un témoignage. Il ne s'agit pas d'enfiler ces costumes, mais de les observer comme des objets témoins de l'histoire : comment le comédien qui incarne Titus peut-il négocier avec le costume de Richard Fontana ? La question de la succession est alors posée ; question prégnante dans la pièce alors que Titus succède à Vespasien. Parmi les costumes, j'ai choisi une petite robe blanche, immaculée, que personne n'a jamais portée. Il s'agissait d'une robe créée pour la mise en scène de Œdipe de Benno Besson, qui est mort avant de pouvoir y travailler. On confronte ces deux objets : la robe immaculée, jamais portée, et la cuirasse d'un Titus joué par l'un des plus grands acteurs dans l'histoire récente de la Comédie-Française. S'opposent ainsi la virginité et l'histoire, l'innocence et la puissance, la spontanéité et la mémoire.