The Dialogue Series : ii. véritable ballet nègre
De Faustin Linyekula


Kisangani, le 18 avril 2006

A Blaise Cendrars et Jean Börlin,

Je dois avouer pour commencer que j’ai un peu honte de cette lettre, du désir d’arriver que cache à peine son militantisme de façade. Mais puisque j’ai dit oui à la commande et au chèque de trois cents euros qui vient avec, il faut que j’aille jusqu’au bout et vous annoncer tout de suite : je rêve de chorégraphier une pièce pour le Ballet de l’Opéra de Paris.

Vous avez raison de faire cette tête, c’est là une idée bien comique en effet. Car moi qui ne sais danser rien d’autre que mon nom et le tas de ruines que j’ai reçu en héritage (République Démocratique du Congo- Zaïre, Mobutu, Lumumba, Léopold II, encore des nègres qui crèvent). Moi qui n’ai même pas appris à danser (ce n’est un secret pour personne, les Africains ont le rythme dans le sang !), qu’est-ce donc que je peux foutre comme chorégraphe dans ce temple de la Rigueur, de la Noblesse et blablabla?

Aux armes, enfants de la Patrie ! Assez de cette souillure, Vanité des vanités, Prétention des prétentions ! Danser petit-nègre comme déjà l’on parle petit-nègre. Chorégraphier petit-nègre. Babiller la danse dans l’orthographe d’un texto… Toi pas sauter attitude, elle pirouetter arabesque, moi ramper entrechats, nous ballet bamboula... Puis mitonner le tout en un conte des origines pour bercer les bébés, rassurer les chaumières.

Car on le sait depuis les Antiquités : l’Afrique est l’enfance du Monde. Ainsi donc je m’en irai par monts et banlieues, danseur africain, les pieds pleins d’histoires exotiques à vendre, petites danses nègres pour enfants blancs, parce que j’ai besoin d’argent et que je suis bien à la place que la République m’a si généreusement attribuée.

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Une parenthèse avant d’aller plus loin : j’ai perdu mon fonds de commerce à la naissance de mon fils, métis franco- congolais. Avant il suffisait de choisir mon camp et de crier mon arrogance au monde. Mais lui, dites-moi seulement quelles danses lui danser qui ne soient des blessures saignantes écartelées par-dessus mers et murs?

Hey, fils, voici ton père : danseur africain. Jambes lourdes qui ne savent plus sauter. Oreilles bourdonnant de poèmes confus. 1921. Anthologie Nègre. 1921. Batouala, Véritable Roman Nègre. 1923. La Création du Monde. 2006. The Dialogue Series : ii. Véritable Ballet Nègre.

Maintenant que, de profundis, j’ai vidé mon stock d’histoires exotiques, que me reste-t-il d’autre à t’offrir sinon quelques déchets de l’Histoire… Il était une fois un maître de ballet tout-puissant, il était une fois une ballerine docile…

Ainsi j’en vins à comprendre cette ressemblance fondamentale entre les nègres et les ballerines : tous deux ont un maître… Refermons alors la parenthèse par une nouvelle expression politiquement correcte : « docile comme une ballerine » ; c’est-à-dire « j’aime pas les Arabes, au moins les Africains ne posent pas de bombe, ils font juste la fête ! »
Bravo, les artistes ! Je comprends maintenant que vous ayez créé un ballet nègre sans les nègres, ils étaient déjà là, présents dans la condition même du danseur. Tous les danseurs sont des nègres, tous des écrivains de l’ombre ! J’exige donc mon invitation à tous les Ballets Russes, Suédois et Opératiques de Paris, il est temps qu’enfin je rencontre tous ces nègres qui peuplent les plateaux et les coulisses des âges.

Camarades danseurs, mes frères, mes semblables, ce soir, pour notre premier véritable ballet nègre, nous ne porterons de masque que notre infirmité: Et pendant des heures sans pause nous nous donnerons en spectacle. Et puisque le temps est la seule richesse du nègre - la montre appartient aux maîtres, nous nous arrangerons pour que ça dure jusqu’à l’insupportable ; car un homme qui souffre n’est pas un éléphant qui danse… (Pardonnez-moi, Césaire, si la citation n’est pas juste).

Dites-moi, Cendrars, comment préserver l’intégrité du corps quand l’on n’est que violence et moignons ? Et vous, Senghor, que se serait-il passé si les ballets nationaux africains avaient interrogé le corps national plutôt que de le célébrer ?

Le tout aurait bien fait un ballet nègre, je pense, ballet de la cruauté, des mutilations, des compromissions, ballet de la honte… Et hourrah pour les minables !!! Un roulement de tambours troués pour les perdants !!!

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Et moi, et moi qui chantais le poing haut (pardonnez-moi encore, Césaire), quel malaise soudain dans cette salle ce soir, aucun nègre dans le public !!! Ils sont là pourtant, il suffit de traverser les murs du théâtre pour les voir errer par grappes entières dans Paris.

Mais ils ne viendront pas. Je vois alors la couleur de ma peau (blanc- nègre- et- noix-de-coco !), je suis mal à l’aise, mais je ne pars pas, je continue à gesticuler mon militantisme d’affamé… C’est que je suis un danseur africain, j’ai besoin d’argent pour m’occuper de mon fils, de mon clan… Pour ça je vends des histoires exotiques, petits contes nègres pour endormir les enfants blancs… En attendant d’autres rêves de révolte, en attendant le souffle juste pour dire la fin, la faim, un public à inventer…