Entretien avec Faustin Linyekula
Propos recueillis par Gilles Almavi, pour le Festival d'Automne à Paris (avril 09).

more more more... future : cette pièce fait suite à Future?. Entre le point d'interrogation et le « plus de futur » - ce qui était une question est devenu une affirmation ?
Lors de la performance Future?, en août 2008 à Berlin, j'ai rencontré Michael Ihnow, un danseur classique berlinois quarantenaire, donc a priori en fin de carrière. Flamme Kapaya, le guitariste, était également présent. Nous avons passé du temps à discuter autour de cette question : comment continuer ? Nous projeter vers l'avenir ? C'est toujours cette question qui anime more more more... future. Mais cette fois-ci, nous sommes plus nombreux - 8 danseurs et musiciens sur scène - et nous sommes au Congo, un pays où chaque jour, au milieu des ruines que nous avons reçues en héritage, nous tentons de trouver encore quelque chose auquel croire. Plutôt qu'une affirmation, il s'agit d'un cri, d'une invocation, d'une incantation presque : nous voulons beaucoup plus d'avenir.

Le fait de revenir au Congo pour faire cette pièce de groupe, est-ce l'affirmation de la nécessité du collectif ?
Oui. Depuis 2001, tout le projet artistique que j'ai développé au Congo s'est articulé autour d'une question : comment en est-on arrivé là ? Par rapport à la situation politique, économique et ses incidences sur notre vie, à un niveau plus intime. Et comment continuer à rêver, comment inventer des possibilités de rêver ? De rêver en restant lucide - en étant conscient de la boue dans laquelle s'engluent nos pieds ? Revenir à l'individu, à soi-même,donc à ses peurs, ses doutes, ses espoirs mais dans une confrontation immédiate et directe avec le collectif... A huit, peut-être aurons-nous moins peur, peut-être arriverons-nous à capter quelque chose de plus grand, emblématique d'une certaine génération aujourd'hui au Congo... Un peu comme la musique rock ou le punk qui ont pu, à une époque, révéler l'énergie et les aspirations d'une génération.

Vous dites : « pourquoi ne pas utiliser l'énergie extraordinaire des guitares et des voix, non pour entretenir des rêves aussi minces que les mouchoirs en papier bas de gamme vendus dans les rues de Kinshasa [...], mais pour dire les difficultés, les impasses, les erreurs, le bien pauvre legs de nos pères... ». Cette pièce affirme un positionnement fort vis-à-vis de la situation politique au Congo, et plus largement, fait retour sur la position de l'artiste. Quelle est cette position pour vous ?
Une première chose : au Congo, nous sommes dans un espace où la parole ne circule pas encore librement sur la place publique - même si le pays s'appelle République démocratique du Congo ! A chaque fois que je prends la parole - créer, n'est-ce pas prendre la parole sur la place publique ? - je pose un geste qui n'est pas anodin, qui peut-être lourd de conséquences. Parfois négatives, par exemple si quelque autorité au pouvoir décide que ça ne convient pas... Mais surtout, et je l'espère, positives en générant une prise de conscience, un processus d'identification chez des jeunes qui n'ont pas accès aux espaces qui me sont ouverts, et qui pourront se dire : « Si lui qui a grandi ici, qui parle la même langue, a pu construire quelque chose, alors pourquoi pas nous...». Au fond, l'art n'est pas le plus important. Le plus important, c'est d'arriver à créer une atmosphère, une ouverture qui puissent essaimer. J'essaie de ne pas oublier que je suis un citoyen, et qu'en tant que citoyen, je suis responsable de ce qui m'entoure, à mon échelle. Après, bien sûr, vient la question de la place de la poésie au milieu de tout ça. Est-ce possible ? Je pense alors aux Feuillets d'Hypnos de René Char, un texte écrit dans le maquis...

Vous voudriez permettre à ces différents espaces de rêve de se rencontrer, d'entrer en résonance ?
Oui, mais encore une fois, l'important, c'est de partir de l'individu. Je ne rêve pas de révolution. J'ai grandi sous une dictature, qui, comme toute bonne dictature, a nié la place de l'individu. Un Seul pense pour tout le monde. J'essaie donc de diriger les interprètes afin que chacun puisse faire son propre chemin à partir de mes propositions. La même question se pose vis-à-vis du public. Pour cela, il faut revenir à la base même de l'évènement théâtral. Le public, ce sont d'abord des individus. Comment partir d'une adresse publique pour créer un rapport intime avec chacun d'eux ? Et comme le disait Jean Genet, le plus politique est dans le plus intime.

Cette pièce va être inventée et présentée au Congo. Pour vous, comment peut-elle être reçue en France - avec un public pour lequel les coordonnées ??? données ? politiques, culturelles ne sont pas les mêmes ?
C'est un peu une question qui se pose dans tout mon travail. Tout s'invente au Congo, se montre là-bas, et en même temps, il faut le présenter ailleurs. Pour des raisons économiques bien sûr - parce qu'on ne gagne rien au Congo, au contraire, on y investit l'argent que l'on gagne ailleurs. Mais aussi intellectuelles : il faut sortir de ce cercle, et confronter cette parole, cette création avec d'autres - en sachant que plus on creuse dans le local, plus il y a de chances d'atteindre à quelque chose qui le transcende et relèverait de l'universel. Même si le contexte est différent, j'espère que ce travail ne sera pas juste reçu comme une petite entreprise exotique. Que cette énergie arrivera à renvoyer chacun vers son propre espace, son silence - ses interrogations. more more more... future évoque le No future des punks ; dans une période où on ne parle que de crise, il est important de pouvoir affirmer ce besoin d'avenir.
Enfin, quand on joue en plein air - comme ça va être le cas au Congo, le rapport à la ville est très intense. Ce son, ces corps s'inscrivent directement dans le tissu urbain. L'énergie de la ville nous irrigue. Alors qu'en Europe, l'espace fermé du théâtre nous isole, la ville est tenue à l'extérieur.

Le Ndombolo est une musique faite de croisements multiples. Cette musique sera pour vous le centre autour duquel tourne la pièce ? Un centre qui serait le point à partir duquel questionner la société congolaise ?
more more more... future, c'est la mise en scène d'un concert de ndombolo, mais aussi de tout ce que je peux percevoir du milieu de la musique au Congo aujourd'hui. Les chanteurs y incarnent les derniers espaces de rêve. Il est très intéressant d'écouter les paroles des chansons à cet égard, et de voir comment a évolué la perception que les chanteurs ont d'eux-mêmes. Jusqu'au début des années 90, on pouvait entendre par exemple, dans une histoire d'amour contrariée : « votre famille ne veut pas de moi, parce que je ne suis qu'un chanteur ». Mais plus le pays s'est enfoncé dans la crise, moins les intellectuels, les journalistes ont eu d'audience. Les gens se sont tournés vers les chanteurs. Et les chanteurs se sont mis à affirmer leur réussite sociale : « Je roule dans la dernière Mercedes, ma salle de bain est plaquée or... ». Étant donné qu'ils étaient parmi les seuls à pouvoir sortir du pays, les jeunes se sont mis à rêver de devenir musiciens pour pouvoir voyager.
Et pourtant, derrière la façade, leur situation n'est guère brillante... La plupart des musiciens ne sont pas payés, jouent sans contrat... et même les leaders en sont réduits à compenser la faiblesse de leur vente en truffant leurs chansons de listes interminable de noms, des dédicaces plus ou moins chèrement monnayées en fonction de la notoriété du chanteur. Quand un artiste enregistre, on peut ainsi voir des files de gens qui viennent payer pour être cités.
Pour comprendre notre tragédie, il faut voir la misère économique, morale, artistique, des gens qui nous font rêver... Puisque la musique représente un des derniers espaces de rêve, un lieu où exister - poser la question du futur en partant de la musique et de son système me paraissait assez pertinent.

Vous citez un texte d' Achille Mbembe, qui parle de la musique comme d'une force pénétrante, et comme une zone de transgression. Dans ce projet, la musique sera un moyen de mettre en perspective des territoires, des états sociaux, physiques hétérogènes ?
Ce qui est très fort avec le texte d'Achille, c'est qu'il explique exactement ce que je ressens de manière empirique en observant cette musique. Il clarifie pour moi la place de cette musique dans la société. Une musique au cœur de la mondialisation. Les chanteurs s'inventent ainsi sans cesse de nouveaux surnoms. Quand Sarkozy a été élu président, Kofi Olomidé a été surnommé « Mopao Sarkozy », le grand Sarkozy. Et quand Benoît XVI a été intronisé pape, il s'est fait appeler Benoît 16 - mais l'église catholique l'a rappelé à l'ordre, et il a dû renoncer. L'un des chanteurs les plus connus du pays s'appelle « Bill Clinton ». On est toujours en train de recycler le monde. Ce qui nous fait rêver est aussitôt approprié et recyclé.

C'est le cas de Flamme Kapaya. Son nom vient de « Capitaine flamme ». Comment s'est construite la relation avec lui pour ce projet ?
Au départ, il y a eu une rencontre autour d'un autre projet. Je le connaissais de loin - c'est une très grande star au Congo ; nous avons discuté, et il m'a parlé de son envie de nouveaux projets. Quand a commencé à se préciser pour moi ce travail autour de la musique, j'ai pensé à lui. Je me suis dit qu'il serait formidable de travailler avec quelqu'un au cœur du système Ndombolo. Cela me permet d'être dans l'expérience, celle d'une personne, de ne pas en parler en termes génériques. Et puis bien sûr, c'est un excellent musicien, un grand guitariste. Je lui ai fait écouter beaucoup de choses et parfois, des échos se répercutent dans sa musique. Pour more more more... future, il y aura un bassiste, un batteur et deux chanteurs - qui ne sont pas vraiment des chanteurs. En effet, dans la musique congolaise, il y a deux catégories de voix : les chanteurs, qui sont un peu des crooners, et les atalakus, animateurs, qui sont là pour mettre l'ambiance. J'ai choisi plutôt des animateurs. Avec eux, l'idée est de travailler entre le cri et la berceuse. C'est un peu de cette manière que se déroule la collaboration avec Flamme Kapaya. Je lui donne des mots-clés, comme « le cri et la berceuse », et lui travaille avec les musiciens. Une fois que l'espace sonore commence à se clarifier, je demande aux danseurs de rentrer dans l'espace. D'abord la musique, puis : comment inscrire les corps dans ce son.

Sur scène, comment se construira la relation des musiciens et des danseurs ?
Les musiciens ne seront pas confinés à un point spécifique. Ils dessineront une trajectoire permettant de créer, de modifier l'espace de la danse. La scénographie pour la danse sera définie par l'espace sonore et la place des musiciens dans cet espace.

Parlant au futur, ou vers le futur, cette pièce est en même temps une réflexion sur la notion de transmission. Comment allez-vous aborder ce va-et-vient entre compréhension du passé et construction du futur ?
Il y a plusieurs réflexions en jeu : la première est un constat. En regardant en arrière, ce que j'ai fait au Congo depuis 2001, je me suis rendu compte que j'avais passé beaucoup de temps à essayer de raconter une histoire - ou des histoires. Après la dernière pièce, Dinozord, je me suis posé la question : comment avancer ? Et surtout : est-ce que j'ai vraiment dansé ? Sur cette question de ce qu'était la danse pour moi, j'avais une réponse très théorique : un espace juste avant ou juste après le récit ; juste avant ou juste après la géographie. Ce qui assez rapidement m'a conduit à cet autre point : je suis jeune, mais aussi ancien. Cet espace me renvoie à des générations, mille ans en arrière. Le corps est ancien et à venir. Cette réflexion sur le corps, sur comment danser, inclut la question de la transmission. Quand j'ai commencé à travailler avec les danseurs, nous avons passé toute une période de travail à nous rappeler les différentes matières physiques que nous avions traversées ensemble, depuis que nous nous connaissons. A partir de là, nous nous sommes dit : ok, maintenant, que pouvons-nous inventer qui pourrait nous surprendre ? En nous mettant en relation non pas avec un récit, mais un son. Il y a là très clairement la question de revisiter mes outils, de comprendre comment je peux aborder la danse avec ces outils-là.

C'est un double regard rétrospectif : sur ce que cette musique porte d'héritage, et sur votre propre travail...
Voilà. Mais pour une fois, je ne partirai que du corps et rien que du corps.

Le texte du dossier décrit des fragments de vie, la vie nocturne, la fête. La pièce essaiera d'extraire, de représenter ces fragments de vie, d'en rapporter des images ?
J'ai filmé beaucoup de choses dans la ville ; mais assez vite, j'ai mis ces images de côté, pour me concentrer sur les corps - le corps comme un capteur de ces fragments de vie. Est-ce qu'il y aura des images « documentaires » dans le spectacle ? Ça, je ne le sais pas encore. La nuit a toujours été mon espace favori au Congo. Toute la vie s'organise dans l'urgence, celle de la survie quotidienne - mais la nuit, on sort de l'urgence, c'est un moment de suspension. Comment, avec cette proposition, inventer un cri qui perturbe la nuit... Quand on va à un concert de Ndombolo, c'est en général pour oublier. Est-ce qu'il serait possible d'utiliser le Ndombolo pour veiller ? Veiller pour se rappeler - pour rester éveillé ?