Le déhanché de la mondialisation
Par Gérard Mayen / www.mouvement.net

Première étape de travail à la Fondation Cartier / 18 mars 2004

Faustin Linyekula enivre des corps urbains dans les cabosses de la ligne Paris-Kinshasa.
Faustin Linyekula promène son ghetto-blaster, étourdi de discours célébrant le deuil du colonialisme, l'éveil des lendemains révolutionnaires, la glaciation des partis uniques, et les déclarations de guerres civiles : l'histoire moderne enregistrée de son pays, actuellement République démocratique du Congo. Actuellement, car, de sa vie encore courte, ce jeune habitant de Kinshasa l'a déjà connu tour à tour sous les noms de Congo belge, Etat indépendant du Congo, Zaïre... Fin lettré, Faustin Linyekula s'interroge sur ce pouvoir politique exercé sur les identités, via la manipulation du langage.
Quant à lui, il façonne et refaçonne des moments chorégraphiques extrêmement divers, sur la ligne Paris-Kinshasa, qu'il ne cesse de parcourir dans les deux sens. Parmi les plus simples et généreux de ces moments, une veillée de petits contes de gestes et de sons, avec artistes invités ; pas des moins décalés dans l'écrin high-tech impeccable de la fondation Cartier. La vente d'accras, bananes plantain et jus de gingembre renflouera les caisses du chantier artistique permanent qu'est la mise sur pied des studios de danse Kabako à Kinshasa.
Economes, attentifs, la grêle guitaristique d'Alexandre Meyer, et le grave lamento vocal de Bebson de la rue installent l'atmosphère musicale et textuelle, chaleureuse et profonde, inquiète et solidaire, d'une errance universelle bluesy. Faustin Linyekula a invité la danseuse Sophiatou Kossoko. Entre diaspora et nomadisme moderne, c'est un peu de mondialisation sensible qui se bricole là, éphémère et morcelée.
Livrée sans précipitation à l'improvisation, la soirée juxtapose des instants. Les artistes ne craignent pas d'y marquer un long arrêt, assis par terre dos contre un mur, mâchant l'ennui, brodant l'amitié ; appelant le public aux pensées. Pour l'heure, celles-ci sont graves. Aussi bien les danseurs partent en balade au milieu du public, massé en demi-lune. Au mur sont projetées les images d'un concert géant dans un stade d'Afrique, mais de biais, écrasant les formes, au point de les teinter d'une étrange nuance burlesque. Ainsi inévidente, erre la vie d'une jeune génération du monde, que la donne matérielle ne place pas toute du même côté de la barrière géo-économico-politique, mais que le désenchantement spirituel pourrait unir dans l'épuisement des groove jusqu'à l'aube.
Car ce que Faustin Linyekula ramène ce soir de Kinshasa, c'est le déhanché inouï du ndombolo, qui embrase ses soirées africaines. Mais dans le dépouillement de l'acte scénique, son mince corps très urbain d'artiste de la danse, confère à ce rythme actuel de jeunes une sorte de détachement ouvert, d'acuité discursive soulignée par la rhétorique épurée de ses bras, comme une ivresse méditative, un parcours sur le monde, un déséquilibre salvateur. Electrisé par un esprit mobile, ce garçon est suspendu hors territoire, et son corps en indique les vastes perspectives mouvantes. Sur le brûlant d'une époque, sur les cabosses inter-continentales, voici un magnifique exemple du pouvoir imaginaire universel d'un geste créateur singulier, empruntant et dépassant un idiome populaire.
Avec Sophiatou Kossoko, les duos sont des moments d'écoute, sans fusion ni tapage : des approches, des soutiens. Ils ne se ressemblent pas. Ils se découvrent. Ils composent à deux. Elle est mûre, plus ample, respectueuse et généreuse dans sa patience réservée, inspirée, mais hélas empruntée dans le jeu expressif.